Petit précis de réflexion sur les arts visuels autodidactes et insubordonnés (Chroniques d’un voyage de prospection de La galerie des Nanas – 1)

Le texte qui suit est écrit à chaud au retour du voyage de recherche et prospection de La Galerie des Nanas de février 2012, réalisé dans la foulée de l’exposition HEY! Modern Art & Pop Culture à la Halle Saint-Pierre de Paris et des poupées muselées de Martine Birobent à la librairie du même lieu.

La Galerie des Nanas emploie le terme art insubordonné pour décrire l’esthétique à laquelle elle consacre sa mission depuis l’été 2011. En plus de présenter de l’art insubordonné, la galerie privilégie aussi le travail des femmes et s’est donné comme défi additionnel de faire cela en milieu rural, hors du grand centre de Montréal.

Le Québec (et notamment ses capitales culturelles francophones d’Amérique que sont Montréal et Québec) s’est doté au cours des vingt-cinq dernières années, d’un système de soutien aux arts actuels d’une nécessité cruciale pour assurer son existence. Toutefois, au fil des années, ce régime s’est aussi appuyé de façon croissante sur la notion de mérite ou d’excellence artistique, sur les institutions académiques, institutions d’état ou encore sur un réseau de centres autogérés d’artistes professionnels subventionnés requérant des artistes qui y adhèrent, de démontrer leur statut professionnel autant que de démontrer leur engagement dans une production artistique affranchie des contraintes. Ce régime entretient aussi très peu d’interactions avec le marché de l’art qui peine quant à lui à sortir des logiques souvent instantanées, incarnées tantôt par les bustes en série de Corno, tantôt par le trash contrôlé de Besner ou la construction de star autour d’un Marc Séguin.

Dans un tel contexte, La Galerie des Nanas se démarque comme elle le peut, tout en constatant qu’elle partage une passion pour les arts visuels qui s’apparente sans l’ombre d’un doute à la famille de l’art brut. Nous constatons aussi que nous sommes les seuls à assumer officiellement cette posture au Québec et ce, sans nier le fait qu’il existe ici une tradition qui n’est pas nommée pour cette approche des arts visuels. Or, cette esthétique, qui prétend incarner une alternative aux arts institutionnels ou du star-system – en sorte une forme d’anti-esthétique, est aussi, lorsqu’elle fleurit comme c’est le cas en France, aux USA, ou encore en Angleterre, sujette à polémiques, dérives, guerres pour l’attention, récupération de ses logiques ou de ses artistes phares. Par conséquent, nous voulions savoir où et comment La Galerie des Nanas pouvait prendre sa place dans cette jungle des arts visuels où la diversité des espèces est loin d’être en danger, mais où la santé de chacune est menacée tant par le silence, que la starification.

Art brut, art singulier, arts indisciplinés, Art CRU, arts modestes, Raw Art, Outsider Art, arts populaires, Folk Art, art hors-les-normes, arts intuitifs, Self-Taught, stuckism, art autodidacte, art insolite ou création franche ( j’en oublie certainement) ; autant de termes utilisés pour décrire ce que Dubuffet a le premier nommé «art brut» – art qui s’exerce hors des pratiques institutionnelles ou des processus académiques : «l’actif développement de la pensée individuelle» (1). L’art brut est l’incarnation vivante, actuelle et assumée d’un art post-post-moderne, affranchi d’une histoire chronologique de l’art, de l’art culturel, de l’art universitaire ou encore de l’art publicitaire qui se décline aujourd’hui dans le branding de vedettes.

Mais, triste sort, l’art brut, par sa nature anarchiste, voulant s’affranchir des pouvoirs des normes, est retombé à son tour dans un vortex idéologique où l’on se demande quelle en est la véritable incarnation. Au départ, s’il s’agissait de reconnaître la valeur du travail artistique de gens complètement étrangers à l’édifice des arts – les fous (ou les fous légers…), les incarcérés, les petites gens qui peignaient le dimanche, l’art des enfants ou encore les arts premiers (on le sait, l’occident a le monopole du beau), la définition de l’art brut s’est élargie d’autant que les élites tentent de limiter ce qu’est l’art légitime. Art cars, caravanes artistiques, tatouage, BD, graffiti et street art, broderie, tricot, environnements et architecture atypiques, collages, mashups, scratch vidéo, masques, poupées d’art, mosaïque, objets insolites de toutes sortes, cirque de rue et cabarets burlesques, l’art brut est devenu tout ça car on ne sait plus trop bien où et comment classer, départager, récupérer, starifier, subventionner, acheter, juger de la qualité et établir le pedigree d’un artiste et de son oeuvre. Plus l’art culturel devient institutionnel et auto-référentiel, plus les prix de stars grimpent en flèche, plus l’art officiel se vide de toute substance et plus la marge s’enrichit de nouvelles propositions délibérément détonnantes et engagées. C’est ici que le terme art insubordonné prend véritablement son sens.

Enfin, si nous n’avons rien contre les artistes qui maîtrisent la technique, la réflexion autour de leur démarche, nous ne faisons pas de cette maîtrise une condition première et nous admettons qu’une telle maîtrise puisse s’acquérir ailleurs que dans un programme universitaire de création. Tellement d’artistes ont acquis cette maîtrise entre les quatre murs de leur studio, entre les parois de leur boîte crânienne, qu’il est hors de questions d’exiger que cette dernière soit à priori codifiée par un diplôme. Les artistes de talent sont tous des autodidactes avec, ou sans papiers.

Hey!

Ainsi, nous avons rencontré plusieurs acteurs et artistes français lors de notre récent voyage (nous reviendrons ultérieurement plus spécifiquement sur chacun et chacune), mais c’est la rencontre avec Anne & Julien et le succès sans équivoque de leur exposition Hey! Modern Art & Pop Culture qui correspond le mieux à notre logique actuelle. Cet événement, puisque c’en est un, a relevé de nombreux défis. D’abord les oeuvres sélectionnées couvraient un spectre extrêmement ouvert sur le plan des esthétiques, des périodes, des origines, commandé par le seul filtre critique de Anne & Julien et de Martine Lusardy de la Halle Saint-Pierre. Si madame Lusardy a participé à la mise en contexte de l’exposition en proposant des oeuvres d’artistes fondateurs tels Robert Combas, Hervé Di Rosa. Henry J. Darger, Pierre Bettencourt ou Philippe Dereux, c’est l’importance qu’accordent Anne & Julien aux rencontres personnelles qui marque l’exposition. Hey! c’est avant tout un état d’esprit, c’est un ancrage très fort lié au respect du travail et du propos des artistes qu’ils mettent de l’avant. On sent le fil puissant qui lie Hey! à des artistes tels Murielle Belin, Alexandre Nicolas, Chris Mars, Mia Mäkilä, Amandine Urruty, Yu Jinyoung, Kris Kuksi, Scott Hove, Jessica Harrison ou encore Titine K-Leu.

Enfin, l’exposition, marquée par un puissant effet d’attraction tant pour les connaisseurs que le grand public, même familial, et atteignant 1300 entrées quotidiennes lors du dernier weekend, savait puiser dans une multitude de formes d’expressions contemporaines tout en respectant la valeur de chacune des familles de propositions dans l’accrochage, l’éclairage, la mise en scène des oeuvres. BD, tatouage, assemblages, textiles, poupées, dessin, peinture ou sculpture tout y était. Pour couronner le tout, Hey! C’est aussi un cabaret des curiosités, sur scène, où le concept d’oeuvre d’art totale, ou Gesamtkunstwerk, est proposé avec fraîcheur et intelligence. Anne & Julien, DJ et MC (78 RPM Selector), utilisent 3 gramophones et une série de 78 RPM comme piste sonore, proposent un mashup d’arts visuels, VJing (IPSS), musique, danse (Lalla Morte), acting et contorsion (Yannick de Bitche, l’Homme Rouge) et human beatboxing (Ezra) désincarné, onirique. Le temps se désagrège car les propositions et les procédés puisent dans toutes les époques : scie musicale, gramophones mécaniques, thérémine et contrôleur iPhone.

Proximité des créateurs, singularité des propositions, effet choc, accessibilité pour le profane et propos socialement ancré, autant de qualités dont les arts visuels actuels ne peuvent faire l’économie et que l’insubordination offre!

Martine et Jean-Robert – La Galerie des Nanas

(1) Dubuffet, Jean, (1968), Asphyxiante culture, Les éditions de Minuit, Paris, 124 pages, citation prise sur la quatrième de couverture.

Mille mercis à tous et autres textes à venir…

Laurence Maidenbaum et Pascal Hecker de la Halle Saint-Pierre

Anne & Julien du magazine Hey!, commissaires de l’exposition Modern Art & Pop Culture

Paty Vilo de Fiber Art Fever

Christine Beglet

Cathy Burghi

Béatrice Elso et Mizel, le moulin et l’arche de Béatrice à Itxassou (en magnifique Pays Basque français)

Emily Beer (Philippe, Jules et Violette)

Catherine Roselle (et Jules)

Fabesko et Barbara D’Antuono à l’Aftersquat du 59 de Rivoli à Paris

Annabelle Larouche-Saint-Sauveur de l’Ambassade du Canada à Paris et Catherine Bédard du Centre Culturel Canadien

Yves Sabourin à la Direction générale de la création artistique du Ministère de la Culture

La Galerie Dock Sud de Sète

Pascale Gregonia au MIAM de Sète

Le rendez-vous manqué avec la Villa Saint-Clair

Madame Lisette Alibert de la Galerie Lisette Alibert à Paris

Madame Marie-France Openo et Paul, de la Galerie Lefor/Openo à Paris

Pascal Rigeade du Musée de la Création Franche de Bègles

Guy Lafargue du Museum Art CRU de Bordeaux

Bernard Coste du Musée du Veinazès

Lola Rafia à Montpellier

Yann Legrain, Fleur Lefevre, Roman et Anatole (aussi Dieu et Julien) du Collectif du Château de Verchaüs

Mme Ehrmann et Isabelle à la Demeure du Chaos / Artprice à St-Romain-au-Mont-D’Or

Loren, Guy Dallevet de la Biennale Hors-les-Normes et de l’Atelier La Rage à Lyon

Baptiste Brun du Collectif de réflexion sur l’Art Brut (CrAB – Université de Nanterre, Paris Ouest)

Les adorables copines et copains Cécile Blériot, Jean-Noël Bigotti (et tous ses ex-collègues de l’IRMA, Marie-Josée et Gilles, Fabrice et Marion), Thaïs De Roquemaurel, Marion Yonyon, Serge, Anne-Marie et Harmony Beyer, Cédric Manusset de Longueur d’Ondes, Vanessa Cordeiro et Scarlet pour l’apart de Paris, Patricia Teglia (merci Pat!), Rodolphe Burger et Léo Spiritof, Anne-So et Clarisse, Julien Banes et Fabrice Absil, Rebecca Caca et Gérald, Michel Veltkamp, Virginie Birobent, Didier, Philippe (deux amours) et Choupette.

Merci à Antiquités Marilyn de Lyon

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2 commentaires @ “Petit précis de réflexion sur les arts visuels autodidactes et insubordonnés (Chroniques d’un voyage de prospection de La galerie des Nanas – 1)”

  1. Lynda G 28 mars 2012 @ 14:32 #

    Vive la Différence et longue vie à la Galerie des Nanas.xxxxxGROOOOOOOSSSSBECS À VOUX DEUX.

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  1. Une actualité et des lieux pour les arts visuels autodidactes et insubordonnés Chroniques d’un voyage de prospection de La galerie des Nanas – 2 | La Galerie des Nanas - 8 avril 2012

    […] Modern Art & Pop Culture, nous vous invitons plutôt à lire la publication précédente : http://galeriedesnanas.ca/prospection1/ Nous préférons profiter de ce nouveau blogpost sur les lieux vivants de l’art brut en […]

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